à propos
Ma démarche picturale s’enracine dans un itinéraire singulier, issu d’une formation initiale en ingénierie, portée par l’idéal d’une logique scientifique. J’ai longtemps cru que la compréhension du réel passait par la mesure et la prévision, mais très vite, j’ai perçu la limite de cette approche : elle installe une distance face à l’intensité sensible du monde, à ses vibrations, à l’inattendu et au mystère qu’il recèle.
Le dessin fut pour moi une première ouverture : il m’a permis une immersion immédiate dans le visible, requérant à la fois rigueur et disponibilité à l’aléa. Ici, la précision n’exclut pas la sensibilité : chaque trait devient présence, chaque geste une tentative de capter l’instant. C’est ainsi, en abandonnant la froideur prévisionnelle, que je suis entré dans un espace où la pensée se fait matière, où la main dialogue véritablement avec le regard.
Aujourd’hui, ma pratique s’est élargie à la peinture et à la sculpture, sans perdre cette tension fondamentale entre analyse et intuition, structure et rêverie. Je m’appuie sur des photographies personnelles : paysages qui m’ont parlé, visages dont la présence m’a touché, autoportraits pour interroger ce qui me constitue.
La photographie, dans notre époque saturée d’images, est devenue une référence consensuelle du réel, parfois plus réelle que le réel lui-même. À l’heure des images générées par IA, cette certitude vacille : mon travail cherche à réinventer le visible, à le faire basculer dans un espace de rêverie plutôt qu’à le reproduire.
Dans mes paysages, aucun personnage n’apparaît. Ce choix, loin d’être neutre, affirme que nous sommes seuls face à la nature ; la beauté que nous y percevons reflète notre propre beauté intérieure. Regarder un paysage, c’est aussi se regarder soi-même. Cette conviction s’enracine dans l’idée que toute vie doit incorporer une vie intérieure – sans elle, le monde resterait muet.
Cette réflexion sur la solitude et la présence prolonge naturellement mon travail du portrait. Là où le paysage confronte à l’intériorité par l’absence, le portrait interroge la présence de l’autre et le mystère qu’elle porte. Historiquement, le portrait fut un signe de statut ou d’affirmation sociale, fonction aujourd’hui dissoute par l’ère photographique, ouvrant la voie à une exploration plus intime. Mes portraits, en peinture ou en buste, visent à évoquer une présence, à faire sentir ce qui ne se donne jamais entièrement : la vie intérieure. La lumière, ici, ne décrit pas : elle suggère, révèle, voile à la fois, créant des zones de silence propices à l’attente.
Pourquoi peindre aujourd’hui ? Dans un monde saturé d’images instantanées, la peinture devient un acte de lenteur et de profondeur, un espace où le regard peut s’extraire de la consommation immédiate pour rejoindre une expérience sensible. Peindre, c’est offrir un temps pour la contemplation et la rencontre avec soi-même : c’est résister à la vitesse, et réintroduire lumière, présence et vie intérieure là où le monde tend à les effacer.
Ce qui attire, ce n’est pas tant ce qui est donné à voir, mais la présence qui s’en dégage. Comme le dit Gilles Deleuze : « Quand on parle peinture, pourquoi y a-t-il toujours ce mot qui revient… la présence ? » Cette présence, plus qu’une qualité visuelle, relie à notre vie intérieure. Elle agit comme la lumière : ouvrant l’espace à l’expérience intime, à la rêverie, à la poétique du réel dans laquelle l’œuvre nous entraîne.
La lumière est au cœur de ma pratique : elle traverse peintures, dessins, sculptures comme une matière poétique, un fil discret qui relie formes, émotions, perceptions. Elle révèle et voile à la fois, ouvre, trouble. Dans la tradition soufie, la lumière manifeste et dissimule l’essence ; cette ambivalence me touche profondément. La lumière devient seuil, passage du visible à l’invisible, du donné au dissimulé. Cette dualité – si centrale dans l’histoire de l’art occidental – traverse mon travail : du paysage à la matière, de l’esprit à la sensation.
L’absence de figure humaine, loin d’un choix esthétique, crée un espace dans lequel le spectateur devient acteur : chacun est libre d’interpréter ce qu’il voit. Le réel, jamais totalement livré, laisse place à l’invisible, seuil fertile pour la rêverie. Mes paysages, ainsi, ne sont pas des représentations closes : ce sont des espaces de passage invitant à projeter sa propre intériorité.
Mais la lumière porte aussi une dimension politique et sociétale, interrogeant ce qui est visible ou occulté dans nos sociétés saturées d’images normatives et manipulées. Travailler la lumière comme matière poétique devient acte de résistance, suscitant des espaces libres pour rêver hors des cadres imposés.
Cette quête s’inscrit dans une réflexion plus large : refuser de concevoir le visible comme une donnée figée, mais l’envisager comme espace mouvant de transformation. Les intuitions de Philippe Descola (sur les images agissant sur la perception) ou de Gaston Bachelard (sur la rêverie, dilatation de l’être) prolongent cette expérience : dans l’atelier, lumière, présence et matière deviennent des passages vers l’invisible, où le réel se réinvente.
Interroger le visible par la peinture, c’est résister à l’uniformisation, rouvrir l’expérience sensible et proposer un espace de liberté face à la passivité du regard contemporain. Ma recherche s’adresse ainsi à toutes celles et ceux qui souhaitent tisser, à travers l’art, de nouveaux modes de présence et de possible.
Xavier Auffret
